À titre de plus haute cheminée de l’hémisphère occidental et de deuxième plus grande cheminée au monde, la supercheminée de Sudbury est considérée comme un chef-d’œuvre sur les plans technique, minier et culturel. Du haut de ses 381 mètres, elle symbolise fièrement le patrimoine industriel de l’Ontario. Bien avant que je devienne ingénieur, mon grand-père, un modeste constructeur et monteur de la supercheminée de Sudbury, me racontait une multitude d’anecdotes intrigantes à son sujet.
Petit-fils de Lucien Cormier (1921-2002), je comprenais très bien que cette supercheminée représentait un exploit technique sans précédent. Après une carrière en agriculture et en menuiserie à Nédélec, au Québec, mon grand-père a quitté sa ferme laitière et sa famille pour se rendre à Sudbury, en Ontario, dans l’espoir de travailler à la construction de la supercheminée. En 1969, il a décroché un emploi à l’International Nickel Company (INCO). Un an plus tard, il invitait les membres de sa famille à venir lui rendre visite et à envisager un déménagement à Sudbury, ce qu’ils ont fini par faire. Mon grand-père a grandement contribué à la mise en place d’un environnement humain et naturel plus durable pour la ville de Sudbury. En tant que constructeur de la supercheminée, il a soutenu les travaux sur les grandes cheminées et contribué à la diffusion de gaz sulfureux et d’autres sous-produits chimiques générés par le processus d’extraction par fusion.
Ce legs de mon grand-père m’a amené à poursuivre une carrière en ingénierie et en construction. Bercé par les histoires des travailleurs de jadis qui ont construit cette structure à raison de quelques centimètres l’heure, je savais que je caresserais toujours le rêve de travailler sur la supercheminée. Des équipes escaladant la cheminée pour réaliser plus de 624 réglages l’heure à mesure que des vérins hydrauliques à double effet de 5 tonnes hissaient la tour et la plateforme de 200 tonnes vers le sommet, grâce à 52 structures d’acier ajustables montant le long d’élévateurs — telles étaient les histoires qui me rendaient nerveux et m’inspiraient à la fois. Comme la supercheminée devait acheminer des gaz à une vitesse de 89 km/h et à une température de 316 °C, des mesures énergiques ont été prises pour assurer la réussite des activités de protection de l’environnement. Par exemple, 12 stations de surveillance ont été disséminées à des points stratégiques du système d’évacuation pour déterminer la charge de particules, la température et le volume d’écoulement gazeux.
Lorsqu’est venu le temps pour ma génération de remplir sa mission à l’égard de la supercheminée, j’ai répondu à cet appel en l’honneur de mon grand-père. À titre d’ingénieur intermédiaire en structure, je me suis vu proposer une affectation de deux ans auprès de Vale (l’entreprise qui a acheté INCO) aux fins d’un projet d’élargissement des activités des cheminées. Ce projet auquel je participerais activement intégrerait l’entretien préventif de la supercheminée. Il comprenait en effet des travaux d’entretien sur la coquille de béton intérieure, notamment une inspection sur toute sa hauteur (381 m) et le retrait du béton abîmé susceptible d’entraîner une chute de matériaux, l’inspection et la réparation de la gaine d’acier, l’inspection des parois et la réparation des brèches, l’inspection et la réparation de la couche de béton externe, le retrait de la bande d’acier encerclant la partie supérieure externe de la cheminée et, possiblement, l’installation d’une cloison à une hauteur de 89 m pour éviter la chute de matériaux. Je travaillerais à l’administration du projet de réparation des cheminées, en étroite collaboration avec l’ingénieur de structure qui en est responsable au sein de Vale.
Ainsi, 48 ans après mon grand-père, j’escaladerais la supercheminée pour la toute première fois.
Muni d’un harnais de sécurité, j’aurais alors pour objectif de réduire l’empreinte écologique de mes contemporains et verrais le travail de deux générations éloignées converger sur le même projet pour répondre aux besoins de l’époque. Mon grand-père Lucien Cormier a construit la supercheminée centimètre par centimètre, tandis que je continuerais à en assurer l’entretien et la réparation en vue de son éventuelle mise hors service.
Aujourd’hui, l’avenir de la supercheminée est incertain. En effet, deux cheminées plus petites (137 m), plus efficaces et moins énergivores sont en train d’être construites pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 %. En dépit d’une éventuelle mise hors service, j’ai la chance de pouvoir perpétuer le legs de mon grand-père chaque fois que j’escalade la supercheminée dans le but d’assurer un avenir écologiquement plus durable à la prochaine génération. Chaque montée, réparation, activité d’entretien et vérification d’assurance de la qualité me ramènent à ce point de convergence entre l’histoire d’une ville et le patrimoine de notre famille. Quant à mon grand-père et moi, la supercheminée de Sudbury nous unira à jamais.
Steve Cormier, Ing. | Ingénieur en structure | Sudbury, ON
*Paru initialement dans notre magasine expresso : convergence